Introduction de “Parlers à Paradoxes”

Introduction de "Parlers à Paradoxes"

Introduction


Parlers à Paradoxes est un roman réaliste. Il ne se veut pas accusateur, il ne discrédite ou ne cloue au pilori aucun groupe. Personne n’est mis sur la sellette. Personne n’est jeté aux oubliettes. Ce roman propose une lecture de la situation sociolinguistique d’Haïti. C’est aussi une coupe transversale sur la réalité haïtienne au cours d’une période de répression transposée, avec ses mêmes réflexes, dans un cadre universitaire au sein dela diaspora haïtienne aux États-Unis. Si la situation des langues en Haïtia évolué par rapport à ce qu’elle était durant les années 80, période où se déroule le roman, sa perception et les diaphonies qui en émergent sont restées étonnamment les mêmes jusqu’à aujourd’hui. Ce récit est ainsi terriblement d’actualité.

Nous sommes en 1982. Le créole est la langue première des Haïtiens, mais il ne reste pas moins vrai que pour une grande partie de la population, malheureusement, le français demeure la langue dans laquelle se démontrent les compétences intellectuelles ou professionnelles. Ce n’est certes pas la vérité mais dans beaucoup de cercles ce n’est qu’après avoir fait preuve d’une maîtrise certaine ou d’une certaine maîtrise du français qu’un interlocuteur peut oser employer le créole. En effet, pour s’attribuer le droit de parler sa langue maternelle dans son propre pays, il lui faut passer par la tangente d’une autre langue. Toutes les conditions sont donc réunies, dans cette situation, pour provoquer une perte en substance des capacités potentielles de chacun.

Parlers à Paradoxes est le fruitd’un constat que j’ai fait très tôt dans mon adolescence : l’Haïtien qui n’a pas fréquenté l’école ou qui l’a quittée très tôt est complètement coupé du français (de son apprentissage, puis de sa pratique). La partie n’est pas forcément gagnée non plus pour ceux qui ont été nourris du pain de l’instruction dans nos institutions académiques. Éduqués en français, ils ne sont pas pour autant soulagés de leur fardeau : celui d’avoir à surmonter d’énormes difficultés dans leur tentative d’acquérir ou de conquérir cette langue, à l’écrit, mais surtout à l’oral. Ces obstacles sont principalement liés à leur environnement social et à la façon dont ils ont été initiés à ce parler. Mais la vérité, c’est qu’avec le français,il faut toujours être sur ses gardes. Le moindre glissement est impardonnable. Malheureusement, cet état de fait est à l’origine d’un blocage des esprits qui atrophie le développement d’Haïti dans denombreux domaines clés.

Inéluctablement, un verdict terrifiant tombe comme un couperet sur l’individu qui est en butte à des difficultés dans son parler.Le nombre d’exemples de ces moments de faiblesse fatidiques ne fait que grandir et on pourrait en constituer une base de données de taille. La manie de fustiger ou de se payer la tête de son interlocuteur, s’il s’appuie sur des constructions et des tournures du créole pour déchiffrer ou parler le français, est devenue une habitude, un sport national. Le paradoxe d’un silence qu’on s’impose soi-même et à ses dépens malmène, attrape dans ses filets et y enferme, dans un mutisme effroyable, la majorité des Haïtiens : ceux qui ont une connaissance approximative du français ainsi que les locuteurs créolophones unilingues. La meilleure façon d’éviterle ridicule est de ne piper mot. Mais, pire que le ridicule, il y a la condamnation sans appel de celui pour qui le français est complètement hors de portée. Damné de la terre, il n’a d’autre choix que de devenir purement et simplement muet. Dans ces deux cas, le résultat est désespérémentle même : le silence.

On ne peut incriminer personne quand ces réactions sont ataviques, quand on sait que leur auteur a vule jouren plein cœur de ce paradoxe, quand il est acteur, malgré lui, d’un système qu’il n’a pas érigé.Le modus operandiest le suivant : parler le françaisne veut pas nécessairementdire qu’on est intelligent, mais si on est intelligent et qu’on ne le parle pas, alorscette intelligence est perdue, ignorée de tous. Il n’existe aucun moyende la révéler en créole.Ainsi, l’ironie du sort, ce paradoxe,est que le créole, le moyen naturel d’expression par excellence d’un Haïtien, cette partie intégrante de lui-même, lui est formellement interdit dans certains milieux, et même chez lui. Il se voit donc imposer un parler avec lequel il ne peutpas tout dire.

Parler à Paradoxes ne se contente pas de poser le problème. Il imagine comment le contourner. Grâce à son expérience personnelle, le personnage principal apprend qu’on ne peut pas se tenir en dehors ou en marge d’un système et vouloir y effectuer des transformations qualitatives. Il fauts’y plonger, maîtriser ses rouages pour espérer en changer les composants, pour en dégager un fonctionnement optimal et un rendement supérieur à son rendement précédent.

Le roman est basé en majorité sur des histoires vraies — certaines vécues, d’autres empruntées à des amis — remaniées, associées à des énigmes, pour illustrer ce paradoxe d’un silence qui s’emballe. Ce silence doit être brisé et les énigmes élucidées afin de pouvoir projeter le pays vers un bien-être collectif. La fiction, ce liant indispensable, ne se loge que dans les interstices de ces histoires. Mais plus que la saisie phénoménologique d’une situation sociolinguistique, l’histoire de Fatal est aussi l’expression de l’espoir de changements profonds qui augureraient tant de bien pour le pays. Cette espérance s’exprime dans le roman parla convergence de l’art, de la science et de la technologie qui sont les fondations de l’équilibre nécessaire à la société haïtienne. C’est l’espérance de parvenir à un état de félicité intrinsèquement haïtien.

Une piste de solution est ébauchée avec la création d’une ville modèle et d’un institut multidisciplinaire décrits dans l’épilogue. Carisse-sur-Descordessera une ville de rêve où tous les parlers accessibles à l’Haïtien seront à l’honneur et participeront au développement du pays. Le créole y retrouvera sa place, il sera la base à partir de laquelle toute conquête pourra débuter. Mais une fois cette base consolidée, il sera primordial que son renforcement soit poursuivi. Pour arriver à Carisse-sur-Descordes,il faudra traverser le paysage idyllique, mais aussi escarpé, qui verra éclore l’amour incroyable de deux jeunes gens que tout aurait opposés dans leurs milieux sociaux d’origine. C’est leur humanisme qui sera le lieu géométrique de leur attraction l’un pour l’autre et de leur union pour toujours. Cependant, lorsque l’amour entrera en scène, le problème du parler se placera en arrière-plan, car le cœur a son langage que le parler fort souvent ne peut exprimer. Mais, comme on le sait, la force d’un amour peut surmonter les obstacles et aussi changer le parler. Dès lors, on peut caresser tous les espoirs…

Marc-Arthur Pierre-Louis, mars 2014

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